Staline : l’inquiétante résurgence de sa popularité en Russie moderne

L’étude des tendances mémorielles en Russie contemporaine m’a récemment conduit à m’intéresser à un phénomène particulièrement troublant : la réhabilitation progressive de Joseph Staline dans l’imaginaire collectif russe. En parcourant les données d’opinion publique et en analysant les politiques mémorielles du Kremlin, j’ai constaté une évolution significative qui mérite notre attention. Le dirigeant soviétique, responsable de la mort de millions de personnes durant sa dictature, bénéficie aujourd’hui d’une image étonnamment positive auprès d’une partie substantielle de la population russe. Cette tendance, loin d’être anecdotique, révèle des dynamiques profondes dans la construction identitaire post-soviétique.

La montée en puissance du culte stalinien dans la Russie de Poutine

Les chiffres sont éloquents et confirment une tendance de fond indéniable. Selon les enquêtes du Centre Levada, institut de sondage indépendant, la popularité de Staline a atteint des sommets inégalés depuis la chute de l’URSS. En 2019, 70% des Russes estimaient que Staline avait joué un rôle « positif » dans l’histoire du pays, contre seulement 19% en 1990. Cette progression spectaculaire s’est accompagnée d’une réécriture progressive de l’histoire soviétique dans les manuels scolaires et les médias officiels.

En analysant les archives et les documents officiels, j’ai pu constater que cette réhabilitation n’est pas le fruit du hasard. Elle s’inscrit dans une stratégie mémorielle plus large orchestrée par le pouvoir actuel. Le Kremlin a progressivement abandonné la condamnation sans équivoque du stalinisme qui prévalait dans les années 1990 pour adopter une posture plus ambiguë, valorisant les « réussites » du régime tout en minimisant ses crimes. Cette instrumentalisation de la figure stalinienne sert des objectifs politiques contemporains évidents : légitimer un pouvoir fort et centraliser, raviver la fibre nationaliste et justifier une vision géopolitique confrontationnelle avec l’Occident.

Dans les rues de Moscou et d’autres villes russes, on observe un retour des portraits et des statues de Staline dans l’espace public. Le phénomène est particulièrement visible lors des commémorations de la Grande Guerre patriotique (Seconde Guerre mondiale), où l’image du « généralissime victorieux » est mise en avant, occultant délibérément les purges, les déportations et les famines organisées. Cette manipulation de la mémoire collective s’appuie sur une nostalgie diffuse pour la puissance soviétique, exacerbée par les difficultés économiques et sociales rencontrées depuis la transition post-communiste.

Les racines sociales d’une nostalgie morbide

Pour comprendre ce paradoxe apparent, il faut visiter les fractures profondes de la société russe contemporaine. Mes enquêtes de terrain et mes entretiens avec des sociologues russes révèlent que cette résurgence stalinienne répond à des besoins identitaires complexes. La chute de l’URSS a créé un vide symbolique et idéologique que la figure de Staline, associée à l’ordre, à la discipline et à la grandeur nationale, vient partiellement combler.

Les générations qui n’ont pas connu directement le stalinisme sont particulièrement réceptives à cette réhabilitation. Pour elles, Staline incarne avant tout le leader qui a industrialisé le pays en un temps record et vaincu le nazisme, non le dictateur responsable du Goulag et des grandes purges. Cette perception sélective est facilitée par l’accès restreint aux archives historiques et par un discours officiel qui tend à relativiser les crimes du stalinisme en les présentant comme le « prix à payer » pour la modernisation et la victoire.

L’aspect économique joue également un rôle crucial. Dans un contexte d’inégalités croissantes et de corruption endémique, la période stalinienne est fantasmée comme un âge d’or égalitaire où les élites privilégiées n’existaient supposément pas. Cette vision idéalisée fait l’impasse sur la réalité des privilèges de la nomenklatura soviétique et sur les conditions de vie misérables de la majorité de la population sous Staline. Mais elle trouve un écho favorable auprès des laissés-pour-compte de la transition vers l’économie de marché.

Les disparités régionales dans cette perception sont notables. Mes déplacements dans différentes parties de la Russie m’ont permis de constater que le culte stalinien est particulièrement vivace dans certaines régions industrielles déclassées et dans les zones rurales, tandis que les grandes métropoles comme Moscou ou Saint-Pétersbourg abritent des poches de résistance mémorielle plus importantes, notamment parmi l’intelligentsia et la jeunesse éduquée.

Les dangers d’un révisionnisme historique institutionnalisé

Les implications de cette réhabilitation dépassent largement le cadre mémoriel. En analysant les discours politiques et les orientations législatives récentes, j’observe une instrumentalisation dangereuse de l’héritage stalinien qui affecte les institutions démocratiques fragiles et les libertés civiques en Russie contemporaine.

La valorisation de Staline s’accompagne d’une justification implicite des méthodes autoritaires et répressives. Les lois mémorielles adoptées ces dernières années criminalisent de facto toute comparaison entre le régime stalinien et le nazisme, limitant considérablement le champ de la recherche historique indépendante. Les organisations de défense des droits humains comme Memorial, qui documentent les crimes du stalinisme, font l’objet de pressions administratives croissantes, allant jusqu’à leur dissolution pure et simple.

Cette tendance s’inscrit dans un contexte international préoccupant. La réhabilitation de Staline en Russie n’est pas un phénomène isolé mais participe d’une vague plus large de révisions historiques autoritaires observables dans plusieurs pays d’Europe centrale et orientale. Les débats historiographiques deviennent des enjeux géopolitiques, avec des implications directes sur les relations internationales et les équilibres régionaux.

Face à cette situation, le travail de documentation, d’analyse et de diffusion des connaissances historiques rigoureuses devient un impératif démocratique. Mon engagement journalistique m’amène à souligner l’importance cruciale de préserver les espaces d’expression critique et de favoriser les échanges entre historiens russes et occidentaux, seuls garants d’une compréhension nuancée et factuelle de cette période sombre mais fondatrice de l’histoire contemporaine.

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