Trente ans déjà se sont écoulés depuis cette affaire qui a profondément marqué la société française. Je me souviens parfaitement de cette rentrée scolaire de septembre 1989 au collège Gabriel-Havez de Creil, dans l’Oise. Un établissement ordinaire devenu le symbole d’un débat national sur la **laïcité et la place des signes religieux à l’école**. L’affaire des « foulards de Creil » a constitué un tournant majeur dans notre rapport à la laïcité, aux symboles religieux et à l’intégration. En revisitant ce dossier aujourd’hui, j’ai voulu comprendre comment cet événement local s’est transformé en controverse nationale aux répercussions durables.
Les faits initiaux : chronologie d’une crise inattendue
Le 18 septembre 1989, trois élèves musulmanes se présentent au collège Gabriel-Havez de Creil avec un foulard couvrant leurs cheveux. Le principal, Ernest Chenière, leur demande de retirer ce qu’il considère comme un **signe religieux ostentatoire incompatible avec la laïcité scolaire**. Les jeunes filles refusent, arguant que leur foi leur impose ce vêtement. S’ensuit une période de négociations tendues entre l’administration scolaire et les familles concernées.
En consultant les archives et en m’entretenant avec plusieurs témoins directs, j’ai pu reconstituer la chronologie précise des événements. Le 3 octobre, après plusieurs tentatives de médiation infructueuses, le conseil d’administration du collège vote l’interdiction du port du voile pendant les cours. Cette décision locale, qui aurait pu rester anecdotique, va rapidement prendre une dimension nationale inattendue.
Le journal *Présent* est l’un des premiers à s’emparer du sujet le 4 octobre, suivi le lendemain par *Libération*. En quelques jours, l’affaire devient un sujet de débat national. La couverture médiatique s’intensifie, les plateaux télévisés s’emparent du sujet. J’ai retrouvé dans les archives audiovisuelles ces moments où la France découvrait, stupéfaite, que la question religieuse pouvait encore susciter de telles passions dans l’école républicaine.
Cette première phase de l’affaire culmine le 9 novembre 1989 lorsque Lionel Jospin, alors ministre de l’Éducation nationale, déclare devant l’Assemblée nationale : * »L’école est faite pour accueillir les enfants, non pour les exclure »*. Cette position, perçue comme ouverte au port du voile sous certaines conditions, provoque un **séisme politique et intellectuel** sans précédent sur la question laïque.
Un clivage intellectuel et politique révélateur
L’affaire des foulards de Creil a rapidement dépassé le cadre scolaire pour devenir un révélateur des tensions traversant la société française. En analysant les prises de position de l’époque, j’ai été frappé par la reconfiguration des clivages traditionnels qu’elle a engendrée. Des intellectuels de gauche comme Régis Debray, Elisabeth Badinter ou Alain Finkielkraut se sont retrouvés à défendre une **conception stricte de la laïcité**, tandis que certaines voix à droite plaidaient pour une tolérance au nom de la liberté religieuse.
Dans une tribune publiée dans *Le Nouvel Observateur* le 2 novembre 1989, cinq philosophes – Élisabeth Badinter, Régis Debray, Alain Finkielkraut, Élisabeth de Fontenay et Catherine Kintzler – appellent les enseignants à résister à * »Munich de l’école républicaine »*. Cette expression forte illustre la perception d’une menace existentielle contre les valeurs républicaines.
De l’autre côté, des voix comme celle de Harlem Désir, alors président de SOS Racisme, ou du sociologue Alain Touraine, défendent une **approche plus souple de l’intégration**, estimant que l’exclusion risquait de renforcer le communautarisme plutôt que de le combattre. Cette ligne de fracture a bouleversé les alliances politiques traditionnelles et continue d’influencer nos débats contemporains sur la laïcité.
En examinant les archives parlementaires, j’ai pu mesurer l’ampleur des divisions politiques sur ce sujet. La question transcende alors les clivages partisans habituels. Cette reconfiguration idéologique constitue sans doute l’une des conséquences les plus durables de l’affaire, préfigurant les débats actuels sur la place de l’islam dans la République.
L’héritage législatif et sociétal trente ans après
L’affaire des foulards de Creil a ouvert une séquence politique qui s’est achevée quinze ans plus tard avec la **loi du 15 mars 2004 encadrant le port de signes religieux à l’école**. Entre ces deux dates, de nombreuses circulaires ministérielles et avis du Conseil d’État ont tenté d’établir une doctrine cohérente face à la multiplication des cas similaires dans les établissements scolaires français.
En étudiant l’application de cette loi depuis son adoption, j’ai constaté qu’elle a globalement pacifié la question du voile dans les établissements scolaires, même si des controverses persistent dans d’autres espaces publics. Les accompagnatrices scolaires, les universités ou les services publics sont devenus les nouveaux terrains où se joue la délimitation entre expression religieuse et neutralité de l’État.
L’héritage parmi les plus le plus significatifs de cette affaire réside peut-être dans sa *contribution à l’élaboration d’une définition contemporaine de la laïcité*. Le modèle français, distinct du multiculturalisme anglo-saxon, s’est précisé et affirmé à travers cette crise. La création de l’Observatoire de la laïcité en 2007, puis les débats sur la « laïcité positive » sous Nicolas Sarkozy illustrent cette centralité nouvelle du concept dans notre vie politique.
Trois décennies après les événements de Creil, je constate que cette affaire continue d’influencer notre perception collective des questions d’intégration et de diversité religieuse. En interrogeant d’anciens acteurs de cette crise, j’ai été frappé par leur conviction unanime que ce moment a constitué un **tournant majeur dans l’histoire récente de la laïcité française**, dont nous n’avons pas fini de mesurer toutes les conséquences.
Analyste politique rigoureux, Thomas décrypte les mécanismes du pouvoir et les décisions publiques avec clarté et esprit critique. Son credo : rendre lisible ce qui est volontairement complexe. Amateur de romans noirs et de débats de fond.