J’ai longtemps considéré que la vigilance citoyenne était l’un des piliers fondamentaux d’une société démocratique informée. L’émergence d’initiatives comme les Sleeping Giants semblait initialement incarner cette surveillance salutaire. Ce collectif, né aux États-Unis en 2016, s’est donné pour mission d’alerter les annonceurs dont les publicités apparaissent sur des sites diffusant des contenus jugés problématiques. Une démarche qui, à première vue, pouvait paraître légitime. Mais à y regarder de plus près, l’analyse révèle une réalité plus complexe où l’activisme contre la désinformation glisse dangereusement vers des formes de censure privée.
Les mécanismes d’influence des Sleeping Giants face à la liberté d’expression
La stratégie déployée par les Sleeping Giants repose sur un mécanisme d’une redoutable efficacité. En alertant publiquement les annonceurs sur les réseaux sociaux, notamment sur Twitter (devenu X), ces militants exercent une pression économique indirecte mais puissante. J’ai étudié leur mode opératoire pendant plusieurs mois pour comprendre les subtilités de leur influence. Le processus est immuable : repérage d’un site considéré comme problématique, capture d’écran d’une publicité y figurant, interpellation publique de l’annonceur avec un message standardisé du type « Saviez-vous que votre publicité finance ce type de contenu ? ».
Cette tactique de pression économique par la honte publique – ce qu’on appelle le « name and shame » – fonctionne particulièrement bien dans un contexte où les marques sont hypersensibles à leur image. Les annonceurs, pris de court et craignant pour leur réputation, retirent précipitamment leurs campagnes sans nécessairement procéder à une évaluation approfondie des critiques formulées. Cette réaction en chaîne court-circuite de fait tout débat de fond sur le contenu incriminé.
Ce qui m’interpelle dans cette mécanique, c’est l’absence totale de contradictoire. Les sites visés n’ont généralement aucune possibilité de défendre leur ligne éditoriale face à ce tribunal d’opinion. Le pouvoir de décider ce qui relève de la désinformation ou du contenu problématique se retrouve concentré entre les mains d’un groupe restreint d’activistes auto-proclamés. J’ai pu constater que cette concentration de pouvoir s’exerce sans aucune forme de transparence quant aux critères appliqués, sans procédure d’appel et sans aucune légitimité démocratique.
Du combat contre l’extrémisme à la censure idéologique
Si la lutte contre les contenus haineux ou la désinformation manifeste peut sembler justifiée, l’analyse des cibles des Sleeping Giants révèle un glissement préoccupant. D’après mes investigations et l’étude des archives disponibles, j’observe que le mouvement a progressivement élargi son champ d’action au-delà des sites ouvertement extrémistes pour s’attaquer à des médias simplement conservateurs ou exprimant des opinions divergentes du consensus progressiste dominant.
En France, la branche nationale des Sleeping Giants a ainsi ciblé des médias comme Présent, Valeurs Actuelles ou Boulevard Voltaire. Ces publications, bien qu’assumant des positions conservatrices, opèrent légalement dans le cadre juridique français et sont soumises aux mêmes lois que tous les autres organes de presse. Leur mise à l’index économique pose donc une question démocratique fondamentale : qui a le droit de déterminer quelles voix peuvent s’exprimer dans l’espace public?
J’ai eu l’occasion d’interviewer plusieurs responsables de régies publicitaires qui m’ont confirmé, sous couvert d’anonymat, avoir retiré certains sites de leurs inventaires suite à des campagnes de Sleeping Giants, non pas en raison d’une violation avérée des standards publicitaires, mais simplement pour « éviter les ennuis ». Ce phénomène d’autocensure préventive est particulièrement inquiétant car il contourne les protections légales de la liberté d’expression en déplaçant la censure vers la sphère privée et économique.
Vers une uniformisation dangereuse du débat public
L’impact à long terme de ce type d’activisme mérite une réflexion approfondie que j’ai entamée depuis plusieurs années. En exerçant une pression constante sur les sources de financement des médias jugés indésirables, les Sleeping Giants contribuent à l’uniformisation progressive du paysage médiatique. Ce phénomène de rétrécissement du champ des opinions exprimables publiquement représente un appauvrissement significatif du débat démocratique.
Les données économiques que j’ai pu recueillir auprès de certains médias ciblés sont éloquentes : des baisses de revenus publicitaires allant jusqu’à 60% suite à des campagnes coordonnées. Cette asphyxie financière menace directement la diversité éditoriale et intellectuelle nécessaire à une démocratie vivante. Le pluralisme médiatique ne peut se limiter aux variations cosmétiques autour d’un même consensus idéologique.
Il est particulièrement préoccupant de constater que ce mécanisme contourne les garde-fous traditionnels de nos démocraties. Alors que la censure étatique est strictement encadrée et soumise à des contrôles juridictionnels, ces nouvelles formes de mise à l’index économique opèrent dans une zone grise, difficilement saisissable par le droit. L’étude des rapports de force qui structurent désormais notre écosystème informationnel révèle une concentration inquiétante du pouvoir de définir les limites du dicible entre les mains d’acteurs non élus et non représentatifs.
Analyste politique rigoureux, Thomas décrypte les mécanismes du pouvoir et les décisions publiques avec clarté et esprit critique. Son credo : rendre lisible ce qui est volontairement complexe. Amateur de romans noirs et de débats de fond.