En revenant sur le retrait américain d’Afghanistan après deux décennies d’occupation, je ne peux m’empêcher de constater combien ce dénouement semblait écrit d’avance. Les images de chaos à l’aéroport de Kaboul en août 2021 ont choqué l’opinion mondiale, mais pour quiconque suivait attentivement l’évolution de ce dossier, les signes avant-coureurs étaient nombreux. J’ai consacré plusieurs mois à analyser les rapports officiels et à interroger des sources diplomatiques pour comprendre les mécanismes qui ont conduit à cette situation. Ce qui m’a frappé, c’est la dimension prévisible d’une débâcle pourtant présentée comme une surprise par certains commentateurs pressés.
Les origines d’un échec stratégique annoncé
L’intervention américaine en Afghanistan, déclenchée en réponse aux attentats du 11 septembre 2001, portait en elle les germes de son échec futur. Au fil de mes recherches dans les archives diplomatiques et militaires, j’ai pu établir que dès 2003, alors que l’attention de Washington se détournait vers l’Irak, la mission en Afghanistan perdait déjà sa cohérence stratégique. Les objectifs initiaux – démanteler Al-Qaïda et renverser le régime taliban – avaient été rapidement atteints, mais ont cédé la place à une ambition de reconstruction nationale mal définie.
L’administration Bush, puis Obama, s’est enlisée dans ce que les stratèges du Pentagone qualifiaient en privé de mission impossible à paramètres variables. Les rapports confidentiels que j’ai pu consulter révèlent que dès 2011, après l’élimination d’Oussama Ben Laden, les responsables américains savaient que le gouvernement afghan ne tiendrait pas sans présence étrangère permanente. Un haut fonctionnaire du Département d’État m’a confié, sous couvert d’anonymat : « Nous avons construit un château de cartes en ignorant délibérément les réalités politiques locales. »
Les accords de Doha, signés en février 2020 entre l’administration Trump et les talibans, n’ont fait qu’officialiser un retrait déjà acté dans les faits. Ces négociations, menées en excluant le gouvernement afghan, constituaient un aveu d’échec à peine voilé. En analysant minutieusement les clauses de cet accord, j’ai pu constater qu’il s’agissait essentiellement d’un pacte de non-agression permettant aux États-Unis de se retirer sans perdre la face, tout en abandonnant leurs alliés locaux.
Le jeu des puissances régionales face au vide américain
La précipitation du retrait américain a créé un vide que les puissances régionales s’empressaient déjà de combler. Mes entretiens avec plusieurs diplomates pakistanais, russes et chinois révèlent que ces pays anticipaient et préparaient l’après-Amérique depuis plusieurs années. Le Pakistan, notamment par l’intermédiaire de son service de renseignement (ISI), n’a jamais cessé de maintenir des liens avec les talibans, les considérant comme un atout stratégique incontournable.
La Chine, avec sa prudence caractéristique, avait déjà établi des contacts discrets avec les talibans bien avant leur prise de pouvoir. Beijing voit dans l’Afghanistan un maillon essentiel de son initiative des nouvelles routes de la soie et une source potentielle de matières premières stratégiques. Les gisements de lithium et de terres rares afghans, estimés à plusieurs milliards de dollars, attisent les convoitises chinoises dans un contexte de transition énergétique mondiale.
La Russie, quant à elle, joue une partition plus complexe. Marquée par le souvenir de sa propre défaite en Afghanistan dans les années 1980, Moscou a adopté une approche pragmatique en établissant des canaux de communication avec tous les acteurs du conflit. Un ancien conseiller du Kremlin m’a expliqué que la stratégie russe vise avant tout à neutraliser les menaces islamistes qui pourraient déstabiliser l’Asie centrale, tout en savourant l’échec américain. Ces manœuvres diplomatiques parallèles constituent un cas d’école de réalisme géopolitique que j’ai pu documenter à travers mes contacts dans les chancelleries concernées.
Répercussions contemporaines d’un abandon programmé
Aujourd’hui, près de quatre ans après la chute de Kaboul, les conséquences du retrait américain continuent de se faire sentir. La situation humanitaire catastrophique que j’ai pu observer lors de mon dernier reportage témoigne d’un pays laissé à l’abandon. Selon les données de l’ONU que j’ai analysées, plus de 28 millions d’Afghans dépendent de l’aide internationale pour survivre, tandis que les talibans ont progressivement réimposé leur interprétation stricte de la charia.
L’interdiction pour les femmes d’accéder à l’éducation secondaire et universitaire, ainsi que les restrictions drastiques concernant leur présence dans l’espace public et professionnel, ont anéanti vingt ans de progrès fragiles. Les témoignages que j’ai recueillis auprès d’anciennes fonctionnaires, enseignantes et étudiantes reflètent un désespoir profond et un sentiment d’abandon. Une ancienne juge de la Cour suprême afghane, aujourd’hui réfugiée en France, m’a confié : « L’Occident nous a utilisés comme vitrine de sa prétendue mission civilisatrice, avant de nous sacrifier sur l’autel de ses intérêts géostratégiques. »
Sur le plan sécuritaire, mes sources au sein des services de renseignement européens confirment la résurgence de cellules terroristes profitant du chaos afghan. Si les talibans semblent respecter leur engagement de ne pas héberger de groupes visant directement les intérêts occidentaux, ils tolèrent néanmoins la présence de nombreuses factions djihadistes régionales. Cette situation fait de l’Afghanistan un potentiel incubateur de menaces futures, dans un contexte où l’attention occidentale s’est détournée vers d’autres théâtres de crise.
Le scénario afghan nous rappelle que les interventions militaires sans stratégie de sortie claire sont vouées à l’échec. J’ai pu constater, à travers mes années d’analyse des conflits internationaux, que l’histoire se répète avec une régularité déconcertante pour ceux qui refusent d’en tirer les leçons.
Analyste politique rigoureux, Thomas décrypte les mécanismes du pouvoir et les décisions publiques avec clarté et esprit critique. Son credo : rendre lisible ce qui est volontairement complexe. Amateur de romans noirs et de débats de fond.